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La danse ou le corps militant

La danse ou le corps militant

Le 15/04/2024

Elle serait synonyme de frivolité, et pourtant ! La danse, quel que soit son style, trouve sa place dans tous les combats, y compris celui pour le climat et la justice sociale, auquel elle apporte gaieté, énergie et beauté.
La danseuse Léa Durand dans la web vidéo pour le climat Réveillons-nous

Elle serait synonyme de frivolité, et pourtant ! La danse, quel que soit son style, trouve sa place dans tous les combats, y compris celui pour le climat et la justice sociale, auquel elle apporte gaieté, énergie et beauté.

Marie-Pierre Chavel

« Beaucoup de joie, et même de l’euphorie. » C’est ce que procure la danse à Tinou, facilitateur en intelligence collective de métier et grand habitué des dancefloors. « C’est aussi parfois presque méditatif, tu es vachement connecté à toi-même quand tu danses. » La liste des mérites de la danse est infinie. Elle permet de se réconcilier avec son corps, d’apaiser son esprit, de libérer son énergie, de gagner en estime de soi, d’exprimer sa créativité et ses émotions. Vous en voulez encore ? 75 % des Français la considèrent comme un bon moyen de faire des rencontres (étude OpinionWay, 2016). C’est en effet un outil pour sortir de l’entre-soi en rapprochant les personnes les plus diverses, dans les fêtes, les cours, les salles de spectacle, dans la rue, sur les réseaux sociaux. Et cet outil est de plus en plus utilisé dans les mouvements sociaux et par les défenseurs de l’environnement pour toucher au-delà du cercle militant. Telle Camille Étienne qui, à peine connue en 2020, poste sur le Web la vidéo Réveillons-nous : dans un paysage de montagnes enneigées, elle déclame un texte sur l’urgence climatique. À ses côtés, Léa Durand la soutient avec sa chorégraphie. L’ensemble prend aux tripes, fait le buzz et est vu plusieurs millions de fois.

Au service de luttes

Dans sa longue histoire, la danse a souvent été au service de luttes. La capoeira, par exemple, est une sorte d’art martial utilisé au XVIe siècle au Brésil par les esclaves africains pour se libérer de l’oppresseur. En France, en 1940, quand Vichy interdit les bals populaires, des arrière-salles de café ou des granges se muent en dancings clandestins, parfois fréquentés par les maquisards. À Los Angeles au début des années 2000, en réaction à la violence dans les quartiers et pour changer l’énergie négative en positive, comme le hip-hop à ses débuts, des jeunes inventent un langage chorégraphique, le krump.

 

Avec La danse Serpentine de Loïe Fuller, le chorégraphe Jérôme Bel interroge la place de la nature dans l’art.

« La machine à tout commercialiser et à tout dépolitiser a transformé des danses éminemment résistantes en truc joli », estime Tinou. Ce militant de l’écologie et des droits humains a décidé d’inverser cette tendance avec le collectif Corps et Graphies 2028. Las de constater que « les discours simplistes, complotistes ou sensationnalistes marchent mieux que les arguments chiffrés », il a monté un atelier-spectacle dans lequel il fait danser le public. « Les gens s’intéressent moins aux chiffres du Giec qu’à des récits qui touchent leurs émotions. Alors on joue avec celles produites par la danse, le chant pour les sensibiliser. »

Faire vivre des « expériences créatives et émotionnelles artistiques » fait aussi partie du projet du Bruit qui court, un collectif de 50 « artivistes » (activistes et artistes, professionnels ou non) et sa communauté d’environ 200 personnes qui s’engagent pour une société écologique et solidaire avec la conviction que l’art peut accompagner des changements profonds. Déambulations, performances…, ils investissent l’espace public dès que possible. Notamment avec Résiste, leur chorégraphie poignante pendant laquelle ils « vivent l’urgence écologique dans leur corps », selon Zoé Reverdy, étudiante artiviste, qui poursuit : « La danse permet de ressentir le collectif. On est à l’unisson, c’est fort. Souvent, les spectateurs nous disent avoir été émus. »

Un monde désirable

Photo : Thibaut Manent

Parmi les émotions véhiculées, il y a donc la joie, indispensable outil de mobilisation. « Ce n’est pas facile de lutter. Si tu ne proposes que de distribuer des tracts sous la pluie, ce n’est pas très motivant », ironise Tinou. À l’inverse, il raconte comment il a vu la danse remettre du baume au cœur à des participants « traumatisés par la violence » de la manifestation contre les mégabassines en 2023. « Ils ont pu repartir sur une note positive », assure-t-il. La joie cimente les liens, adoucit les angoisses, redonne de l’élan. Elle favorise la création. La performance Résiste est née du travail collectif d’artivistes, danseurs, militants, graphistes, architectes. Pas besoin d’être professionnel pour faire passer un message fort, sensible, qui donne envie d’agir. « On ne veut pas juste déconstruire ce qui nous paraît problématique, explique Zoé Reverdy. C’est essentiel de mettre de la joie dans nos actions pour apporter de nouveaux imaginaires. »

 

Le rêve d’un monde plus désirable n’est pas que celui des activistes croisés dans les manifestations, les festivals. C’est aussi celui du chorégraphe professionnel Jérôme Bel. « Mon travail a toujours été critique, mais face à l’ampleur de la crise écologique, je suis devenu militant. En tant qu’artiste, c’est mon rôle de rendre sensibles et intelligibles certaines choses difficiles », dit-il. Sa compagnie ne prend plus l’avion, il soutient financièrement des mouvements de désobéissance civile, etc. Avec Danses non humaines, une sorte de conférence dansée conçue avec l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual, il fait entrer l’écologie dans des lieux habituellement réservés à la culture. Il s’appuie sur des pièces de Loïe Fuller, Isadora Duncan ou encore Pina Bausch pour interroger la place de la nature dans le répertoire. Et conclut que le plus souvent l’humain l’utilise pour se valoriser, sans la considérer. « Je convoque mes collègues passés et présents afin d’essayer de comprendre comment ils ont produit cette culture dont nous héritons et qui, d’une certaine manière, nous a conduits à la situation catastrophique actuelle », commente-t-il.

À elle seule, la danse ne sauvera pas le climat, mais elle participe à la prise de conscience dans un joyeux partage de plaisir. C’est un premier pas.

Joie contagieuse

Selon Zoé Reverdy du collectif Le Bruit qui court, c’est un des nombreux atouts de la danse : elle produit des images puissantes qui circulent dans tous les milieux et montrent que la lutte n’a pas besoin d’être morose pour être efficace. L’année dernière, Mathilde Caillard, alias MC danse pour le climat, une militante pour l’environnement et la justice sociale d’Alternatiba Paris, a été critiquée pour avoir dansé dans une manifestation contre la réforme des retraites. Sa performance, jugée inutile, pas sérieuse pour certains, aurait dépolitisé le combat pour d’autres. C’est pourtant l’inverse qui s’est produit : reprise par la presse et les réseaux sociaux, elle a mis un coup de projecteur sur ses revendications. Elle a même touché des adversaires politiques de la députée pour qui la jeune femme travaille en tant qu’assistante parlementaire, a-t-elle confié sur les ondes du Mouv’ en juillet 2023.


 

Photo : Thibaut Manent

Pour aller plus loin :

• Pour s’engager et/ou pour voir les vidéos de leurs actions : le-bruit-qui-court.fr

• Pour la promotion des droits et de la dignité humaine, se former à l’animation d’ateliers : corpsetgraphies.assoconnect.com

• Les prochaines dates de Danses non humaines de Jérôme Bel et Estelle Zhong Mengual : rubrique Agenda sur jeromebel.fr

(Re)lire l’interview d’Estelle Zhong Mengual dans le n° 126 de Culture Bio

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